Arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (cinquième chambre) du 28 novembre 2013 dans l’affaire Conseil de l’Union européenne contre Manufacturing Support & Procurement Kala Naft Co., Tehran (C-348/12 P)
Jénya Grigorova [1]
L’arrêt dans l’affaire Kadi I[2], loué par certains, critiqué par d’autres, a indiscutablement ouvert la porte pour toute une pléthore de recours, formés en vue de la contestation de l’inscription de certains noms sur les listes noires de gel des avoirs. Une ouverture dont la Cour a peut-être initialement sous-estimé l’ampleur et qu’elle tente depuis déjà quelques années de limiter.
L’arrêt dans la présente affaire s’inscrit parfaitement dans cette tendance. Une fois de plus, la Cour restreint l’ardeur du Tribunal qui, inspiré par son rôle de garant des droits fondamentaux, avait annulé des actes imposant le gel des avoirs de Kala Naft. Pourtant, dans le présent cas rien n’est anodin. Kala Naft est une société iranienne détenue par la National Iranian Oil Company (NIOC) et ayant pour vocation d’agir comme centrale d’achat pour les activités pétrolières, gazières et pétrochimiques du groupe de la NIOC. Depuis déjà presqu’une décennie le Conseil de sécurité a entamé une vraie croisade contre le programme nucléaire iranien. Il a adopté deux Résolutions prévoyant le gel des avoirs d’entités considérées comme impliquées dans la prolifération nucléaire.
Dans la mesure où les compétences de l’Union sont concernées, cette-dernière procède classiquement à la mise en œuvre des Résolutions, par deux décisions (PESC) et deux Règlements. Cependant, les Règlements ne se contentent pas de reproduire la liste des entités visées par le Conseil de sécurité, mais y rajoutent une deuxième liste, préparée à l’initiative des institutions européennes. Kala Naft se trouve visée par ce deuxième type de liste avec une motivation, à tout le moins succincte. Selon les institutions son implication dans la prolifération nucléaire serait due à son activité de commercialisation des équipements pour le secteur pétrolier et gazier susceptibles d’être utilisés pour le programme nucléaire iranien, à des tentatives d’achat du matériel utilisé exclusivement par l’industrie nucléaire et à des liens avec les sociétés prenant part au programme nucléaire.
S’appuyant sur un large corpus jurisprudentiel sanctionnant les motivations trop vagues et les refus de communication subséquente du dossier, Kala Naft demande l’annulation de ces actes sur la base d’une sélection impressionnante de moyens (neuf en tout). Après avoir examiné chacun des trois motifs énumérés et constaté leur incompatibilité avec des exigences aussi bien procédurales (communication des motifs à la demande de l’intéressé) que substantielles (bien-fondé de la décision), le Tribunal annule les actes.
Sollicitée par le Conseil, la Cour doit ici se prononcer sur le pourvoi contre cet arrêt. L’Avocat Général Bot propose une analyse particulièrement détaillée et, pour le moins, nettement tranchée. Ses conclusions sont essentiellement articulées autour du concept du contexte et traduisent une claire volonté de limitation du contrôle effectué par les juridictions de l’UE sur les actes visant le gel des avoirs. L’optique stratégique de cette proposition traduit la logique de la plupart des critiques qui se sont faites entendre après l’arrêt Kadi – l’annulation quasi-automatique des gels des avoirs décidés par les institutions européennes remet en cause le rôle de l’UE sur la scène internationale et son importance politique dans la lutte contre la prolifération nucléaire.
La Cour semble s’éloigner quelque peu dans son raisonnement des propositions de l’Avocat général. Elle réussit cependant à habiller en termes techniques ce même choix clairement politique. Les juges refusent le premier moyen du pourvoi, tiré de l’impossibilité pour Kala Naft de se prévaloir de garanties procédurales telles que les droits de la défense en raison de sa qualité d’organisation gouvernementale. La Cour suit le raisonnement proposé par le Tribunal et considère que la question de savoir si une entité peut se prévaloir des droits qu’elle invoque à l’appui de son recours, est une question qui relève du fond du litige et non pas de sa recevabilité. Le recours de Kala Naft est donc, selon les deux juridictions, recevable. Il n’est pourtant pas fondé selon la Cour. Les juges considèrent que le premier motif est suffisamment fondé et refusent de contrôler les autres, économie jurisprudentielle oblige – un seul motif suffit pour maintenir le nom sur la liste.
Bien qu’à premier abord il puisse sembler que la Cour ne fait qu’appliquer dans le cas d’espèce sa jurisprudence sur la matière et qu’elle considère tout simplement que les exigences de respect des droits de la défense sont respectées, le raisonnement des juges ajoute quelques précisions potentiellement directrices. La Cour accepte que le seul lien organique entre Kala Naft et la NIOC et la précision des activités de la société dans ses statuts suffisent pour démontrer son implication dans la prolifération nucléaire. On peut se demander alors à quoi servent les garanties procédurales, si l’entité visée n’a aucun moyen de s’opposer à cette motivation. En outre, la clémence de la Cour envers les quelques maladresses des institutions est remarquable – la Cour passe sous silence l’argument de Kala Naft tiré de la violation des droits de la défense en raison de la totale abstraction du Conseil envers sa demande de communication des motifs de la décision de gel des avoirs. De plus, selon les juges le fait que la motivation soit présentée ultérieurement, lors de la procédure devant les juridictions, n’affecte pas la légalité des actes. On pouvait bien s’en douter, puisque, de plus en plus, aux yeux des juges la communication ne semble servir qu’à informer le justiciable et non pas à lui donner la possibilité d’argumenter son exclusion de la liste.
Si le raisonnement de la Cour dans la présente affaire pourrait être (et probablement sera) critiqué sur plusieurs points, il n’en reste pas moins que les juges ont envoyé un message suffisamment clair qui transparaissait déjà dans quelques décisions récentes : l’ère de l’annulation automatique est finie. Le contrôle Kadi n’est plus le contrôle Kadi et on peut même se demander, à l’instar de Marty McFly, par quel miracle ce contrôle a même été né (« Jesus, George, it was a wonder I was even born. »[3]).
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[1] Doctorante, chargée d’enseignement, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; titulaire de Master (M2) en Droit International Economique de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Master en Droit de l’Université de Sofia « Kliment Ohridski »
[2] CJCE, 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation c/Conseil et Commission, aff.C-402/05 P et C-415/05 P
[3] Marty McFly, personnage du film « Retour vers le futur »
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Линк към статията на български език: ЗАЩИТА НА ОСНОВНИТЕ ПРАВА ПРИ ЗАМРАЗЯВАНЕ НА ФИНАНСОВИТЕ СРЕДСТВА – ЗАВРЪЩАНЕ В БЪДЕЩЕТО ?
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