LE SYSTEME EUROPEEN D’ECHANGES DE QUOTAS D’EMISSION DE GAZ A EFFET DE SERRE APPLIQUE AU TRANSPORT AERIEN A L’EPREUVE DU DROIT INTERNATIONAL – JUSQU’OU LA FIN JUSTIFIE-T-ELLE LES MOYENS?

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(Arrêt de la Cour de justice de l’Union Européenne (grande chambre), 21 décembre 2011

dans l’affaire Air Transport Association of America c. Secretary of State for Energy and climate change)

 

Jénya Grigorova [1]

 

L’arrêt rendu le 21 décembre 2011 par la Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) dans l’affaire Air Transport Association of America était un des arrêts les plus attendus et sera incontestablement un des arrêts les plus discutés (voire critiqués) de l’année 2011. En se basant sur d’amples développements théoriques, la Cour fait preuve d’un effort de méthodologie et de didactique en analysant l’effet du droit international dans l’ordre juridique de l’Union Européenne (UE) et l’invocabilité par les particuliers de différentes règles d’origine internationale comme normes de référence dans le contentieux de la validité des actes de l’UE.

Rendu à peine 10 jours après l’échec de la Conférence de Durban sur les changements climatiques, cet arrêt vient affirmer la compatibilité au droit international de la Directive 2008/101/CE du Parement européen et du Conseil du 19 novembre 2008. Celle-ci modifie la directive 2003/87/CE en intégrant les activités aériennes dans le système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre. Ainsi les opérateurs aériens étrangers doivent participer dans le marché des quotas d’émission, leurs émissions étant calculées selon un indice qui prend en compte le carburant utilisé sur l’ensemble du vol.

Ces textes ont été contestés devant les juridictions britanniques par une association regroupant les plus grands transporteurs aériens américains. Naturellement, une question préjudicielle a été posée à la CJUE en vue de l’appréciation de leur validité au regard de certaines règles du droit international. Les requérants invoquaient notamment l’incompatibilité de la Directive avec certains traités internationaux (la Convention de Chicago, le Protocole de Kyoto, l’accord « ciel ouvert » entre l’UE et les Etats-Unis) et certains principes du droit international coutumier (souveraineté des Etats sur leur espace aériensurjacent ; interdiction de soumettre une partie de la haute mer à la souveraineté étatique ; liberté de survol de la haute mer ; juridiction exclusive de l’Etat d’immatriculation de l’aéronef survolant la haute mer). Cette incompatibilité viendrait, d’un côté, d’une prétendue application extraterritoriale de la législation européenne (qui s’applique selon les requérantes à des parties des vols qui ont lieu en dehors du territoire des Etats membres) et de l’autre côté de l’imposition d’une taxe de facto sur le carburant (malgré l’exonération prévue par l’Accord « Ciel ouvert »).

Le problème juridique porte sur l’invocabilité par les particuliers des règles d’origine internationale susmentionnées. L’intérêt du raisonnement de la Cour ne réside pas tant dans l’approche que celle-ci adopte, mais dans son interprétation très formaliste des instruments internationaux invoqués. Suivant sa position classique [2] la Cour pose trois conditions d’invocabilité d’une règle internationale : (1) celle-ci doit lier l’UE ; (2) sa nature et son économie doivent permettre une telle invocabilité ; et (3) les dispositions invoquées doivent être suffisamment précises et inconditionnelles.

La Cour considère que l’UE n’est pas liée par la Convention de Chicago parce qu’elle n’y est pas partie. De plus, elle ne pourrait pas être liée par le jeu d’un effet de substitution [3], n’ayant pas assumé toutes les compétences précédemment exercées par les Etats membres dans le domaine de son application (le secteur de l’aviation civile). Les juges écartent également l’invocabilité du Protocole de Kyoto (approuvé par l’UE) dont les dispositions ne seraient pas suffisamment claires et inconditionnelles à cause de la marge de manœuvre laissée aux Etats parties quant aux modalités de l’exécution de leurs obligations. Par contre, la Cour accepte que l’Accord « Ciel ouvert » puisse être invoqué par les particuliers à cause de sa nature et son économie qui visent à créer des droits et obligations directement dans le chef des particuliers et à cause de la spécificité et de l’inconditionnalité de ses dispositions.

Pour la première fois, la Cour se prononce aussi sur l’invocabilité des principes du droit international coutumier par les particuliers dans le contentieux de la validité [4]. Elle estime que les principes sont par définition moins précis et que le test élaboré pour les sources conventionnelles est inadapté. A cet égard elle choisit de ne contrôler que l’existence d’erreurs manifestes d’appréciation quant aux conditions d’application de ces principes.

Ayant ainsi refusé ou limité l’invocabilité de la plupart des règles internationales, la Cour examine la Directive pour en apprécier la validité. Les juges affirment qu’elle ne s’applique pas en dehors du territoire des Etats membres mais uniquement au moment où un avion atterrit ou décolle d’un aéroport européen. Ils concluent alors que l’UE était compétente au regard des principes du droit coutumier invoqués. La Cour procède ensuite au contrôle de compatibilité avec l’Accord « Ciel ouvert » mais ayant constaté que les charges dues le sont sur la base d’un marché et selon les lois de l’offre et de la demande, elle considère qu’elles ne peuvent pas être qualifiées de taxes ou de redevances potentiellement contraires à l’Accord « Ciel ouvert ».

Quoique justifiée par une nécessité de « légitimation » du choix fait par l’UE d’élargir le champ d’application de la Directive, l’analyse proposée par la Cour souffre de quelques défauts intrinsèques qui nuisent gravement à sa force de conviction. Ceux-ci tiennent essentiellement à des interprétations contradictoires des conditions d’invocabilité (notamment la précision et l’inconditionnalité des normes) et à la justification juridiquement insuffisante du contrôle limité de conformité de la Directive aux principes du droit coutumier international. La Cour fait aussi le choix de discuter de l’application (territoriale ou extraterritoriale) de la Directive au lieu d’affirmer qu’il ne s’agit même pas d’application mais d’une simple utilisation d’éléments externes pour le calcul d’un indice.

Certes, certains des choix faits par les juges ont leur explication politique et juridique. Pour autant soucieuse de leur donner une légitimité, la Cour recourt en dernier ressort à la justification « ultime » – la lutte contre le réchauffement climatique et la nécessité de mesures poussées en matière environnementale. Mais jusqu’où la fin justifie-t-elle les moyens ?

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[1] Doctorant contractuel, chargé de Travaux dirigés (droit international public et droit international économique), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; titulaire de Master (M2) en Droit International Economique de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de Master en Droit de l’Université de Sofia « Kliment Ohridski ».

[2] Arrêt du 3 juin 2008, Intertanko e.a. (C‑308/06, Rec. 2008 p. I‑4057) ; Arrêt du 10 janvier 2006, IATA et ELFAA (C‑344/04, Rec. 2006 p. I‑403).

[3] Arrêt du 12 décembre 1972, International Fruit Company e.a. (21/72 à 24/72, Rec. 1972 p. 1219).

[4] Cf. aussi Arrêt du 16 juin 1998, Racke (C‑162/96, Rec. 1998 p. I‑3655).