Commentaire des arrêts de la CJUE (Grande Chambre) dans les affaires C-456/12, О. et В., et C-457/12, S. et G.
Rostislav Varbanov[1]
Le jeu Tetris est sans doute un des jeux vidéo les plus populaires au monde. Selon ses règles, le joueur doit placer une série de pièces qui arrivent successivement du haut de l’écran de telle manière à ce qu’il remplisse des lignes complètes en bas de l’écran qui par la suite disparaissent.
Même si la comparaison peut paraître quelque peu farfelue, un problème assez semblable se présente devant la Cour de Justice de l’Union européenne, et ce, de manière récurrente. En effet, celle-ci n’a pas la maîtrise sur le flux de questions préjudicielles qui lui sont soumises, ni sur leur contenu. Elle est donc obligée de rendre des décisions répondant aux questions soulevées par les juridictions nationales et ainsi dans certains domaines, tel le droit de la libre circulation, la jurisprudence peut paraître très éparpillée. Voilà pourquoi certains auteurs comme Mme Brunessen Bertrand parlent de « blocs de jurisprudence ».[2]
Cette contrainte crée par la typologie des questions préjudicielles aboutit à la subsistance de larges zones grises dans le cadre des règles régissant la libre circulation des citoyens dans l’UE. La question du droit de séjour auquel peuvent prétendre les ressortissants d’Etats tiers, membres de la famille d’un citoyen européen, dans l’Etat membre d’origine de celui-ci correspond précisément à une telle zone grise. Le 12 mars 2014 la Grande Chambre de la Cour de Justice de l’UE a rendu les arrêts C-456/12 O et B et C-457/12 S et G qui précisent notamment les conditions d’attribution d’un tel droit de séjour dérivé.
La présente contribution analysera donc la question de savoir si la Cour a réussi à combler les vides dans ce domaine, tel un joueur de Tetris qui arrive à bien placer les pièces qui tombent entre les pièces existantes.
Les apports des arrêts C-456/12 et C-457/12 se situent principalement sur deux axes : premièrement, ils élargissent le cercle des bénéficiaires potentiels d’un droit de séjour dérivé dans l’Etat membre d’origine d’un citoyen européen; deuxièmement, ils imposent aux citoyens économiquement « passifs » des conditions plus strictes pour le bénéfice de ce droit. Il convient alors, d’analyser successivement chacune de ces deux questions.
- L’élargissement du cercle des bénéficiaires potentiels d’un droit de séjour dérivé dans l’Etat membre d’origine d’un citoyen européen
Le principal apport des arrêts C-456/12 et C-457/12 se situe sur le plan du cadre règlementant le droit de séjour dérivé des ressortissants d’Etats tiers, membres de la famille d’un citoyen européen. Afin de mieux analyser celui-ci, il convient de distingue la situation des citoyens économiquement « passifs » de celle des citoyens économiquement « actifs ».
La Cour a déjà jugé dans ses arrêts Singh[3] et Eind[4] que les membres de la famille d’un travailleur migrant qui retourne dans son Etat membre d’origine peuvent bénéficier d’un droit de séjour dérivé, sans quoi le travailleur pourrait être dissuadé d’exercer la liberté dont il bénéficie en vertu du droit de l’Union.
En revanche, la Cour n’a pas eu l’occasion de se prononcer jusqu’à présent sur l’attribution d’un tel droit de séjour aux membres de la famille d’un citoyen ayant circulé en sa seule qualité de citoyen au sens de l’article 21, paragraphe 1 TFUE avant de retourner dans son Etat membre d’accueil. Voilà pourquoi les présentes affaires offrent à la Cour la possibilité de compléter le cadre règlementant l’attribution d’un droit de séjour dérivé aux membres de la famille des citoyens de l’UE.
- L’attribution d’un droit de séjour dérivé aux membres de la famille d’un citoyen européen « passif » qui retourne dans son Etat membre d’origine
La Cour analyse tout d’abord la possibilité d’attribuer un tel droit de séjour sur la base de la directive 2004/38. Or, en vertu de son article 3, paragraphe 1, elle s’applique uniquement aux citoyens qui résident et séjournent dans un Etat membre autre que celui de leur nationalité. La Cour fait également remarquer l’absence de règles ayant vocation à régir le retour des citoyens européens dans leur Etat membre d’origine et déclare dès lors, fort logiquement, que la directive est inapplicable dans le cadre des présentes affaires.
L’attribution d’un droit de séjour dérivé est par la suite analysée par rapport à l’article 21, paragraphe 1 TFUE. Dans son arrêt, la Cour rappelle que la Directive 2004/38 attribue automatiquement un droit de séjour dérivé aux membres de la famille du citoyen européen.[5] Contrairement à cette conception, l’article 21, paragraphe 1 exige la preuve d’un potentiel effet dissuasif sur le choix du citoyen européen d’exercer ou non sa liberté de circulation.
La Cour rappelle ensuite sa jurisprudence Singh aux termes de laquelle un travailleur serait dissuadé de quitter son Etat membre d’origine pour faire usage de sa liberté de circulation s’il n’a pas la certitude de pouvoir continuer la vie familiale qu’il avait construit dans un autre Etat membre après son retour dans son Etat membre d’origine. [6] La Cour juge ensuite qu’une telle restriction à la sortie de l’Etat membre d’origine peut être observé également lorsque le citoyen a exercé sa liberté de circulation sur la seule base de l’article 21, paragraphe 1 TFUE et, dès lors, indépendamment de toute activité économique. Elle choisit donc d’appliquer en l’espèce par analogie l’approche initialement élaborée dans le cadre de la libre circulation des citoyens « actifs ».
Il faut noter que la Cour ne donne pas de réponse à la question de savoir si le fait que le citoyen a bénéficié de sa liberté « passive » de recevoir des services dans un autre Etat membre peut servir comme fondement pour l’attribution d’un droit de séjour dérivé dans son Etat d’origine au profit des membres de sa famille. D’autre part, l’avocat général Sharpston analyse de manière extensive cette question en aboutissant à une réponse essentiellement négative. Elle fait néanmoins la réserve que l’attribution d’un droit dérivé aux ressortissants d’Etats tiers peut être nécessaire à titre exceptionnel, sans pour autant proposer un test abstrait permettant de déterminer les hypothèses qui s’y rattachent.[7]
- Elargissement de l’applicabilité de la jurisprudence Carpenter aux autres groupes de citoyens « actifs »
D’après la jurisprudence Carpenter[8], l’interdépendance entre le prestataire de service (qui est un citoyen européen) et le membre de sa famille (qui est un ressortissant d’Etat tiers) résultant de ce que ce-dernier donne la possibilité au citoyen européen d’exercer sa liberté économique justifie l’attribution à ce dernier d’un droit de séjour dérivé dans l’Etat membre d’origine du citoyen européen.
Dans son arrêt C-457/12, la Cour a décidé de transposer ce raisonnement fondé sur l’article 56 TFUE au cadre régi par l’article 45 TFUE. Ceci paraît bien logique. En effet, la seule différence entre un prestataire de services transfrontaliers et un travailleur qui est amené à se rendre dans un autre Etat membre dans le cadre de son contrat de travail se trouve dans la présence ou non d’un élément hiérarchique. Or, une telle différence n’est pas susceptible de justifier une solution différente quant au droit de séjour dérivé des membres de la famille. Il en découle que la Cour a très judicieusement assuré une cohérence dans les conditions d’attribution du droit de séjour dérivé aux membres de la famille d’un citoyen « actif ».
- L’imposition de critères plus stricts d’attribution d’un droit de séjour dérivé aux membres de la famille des citoyens « passifs »
Le rôle principal de l’élément d’extranéité est de distinguer entre les domaines de compétence respectifs de l’Union et de ses Etats membres. Si l’on prend l’exemple de la politique de l’immigration, malgré le fait que celle-ci relève en principe du domaine de compétence de chaque Etat membre, la présence d’un certain élément d’extranéité aurait pour conséquence de la faire basculer dans le domaine de compétence de l’UE. Ainsi l’Union peut se voir habilité à édicter des règles régissant le droit de séjour des membres de la famille d’un citoyen européen et ce, indépendamment de leur nationalité.
En vertu de l’article 20 TFUE, tout citoyen d’un Etat membre est également citoyen européen. Dès lors, une approche trop libérale de la Cour quant à l’exigence du lien d’extranéité dans le cas des citoyens « passifs » qui retournent dans leur Etat membre d’origine risquerait de priver les Etats membres d’une grande partie de leur pouvoir de réglementation en matière migratoire. C’est la raison pour laquelle la Cour a strictement encadré les hypothèses d’attribution d’un droit de séjour dérivé, de sorte que ce n’est pas tout type de mouvement transfrontalier d’un citoyen qui rendrait le droit de l’UE applicable.
- La confirmation de l’interprétation libérale de l’élément d’extranéité quant aux citoyens « actifs »
Bien que dans son arrêt C-457/12 la Cour a transposé la solution qu’elle a élaborée dans l’arrêt Carpenter, cette dernière décision n’a pas été favorablement accueillie par la totalité de la doctrine. C’est d’ailleurs l’avocat général Sharpston qui est parmi les grands critiques de cette solution.[9] Son principal argument repose essentiellement sur l’absence de limites précises de cette jurisprudence. Certes, la présente affaire indique que le lien de rattachement avec le droit de l’UE est établi dès lors qu’un travailleur frontalier passe 30% de son temps de travail dans un autre Etat membre. Cependant, ce n’est qu’une déduction basée sur les circonstances de l’espèce et non pas un critère du stricte minimum. Dès lors, la Cour semble confirmer l’approche libérale qu’elle avait établie dans sa jurisprudence antérieure.
- L’imposition d’une exigence supplémentaire « d’effectivité » du séjour préalable des citoyens « passifs »
Dans ses conclusions, l’avocat général Sharpston a conclu que le critère de la durée minimale du séjour préalable dans un autre Etat membre ne doit pas être le critère exclusif quant à l’attribution d’un droit de séjour permanent aux ressortissants d’Etats tiers, membres de la famille d’un citoyen « passif » dans l’Etat d’origine de ce dernier.
La Cour semble cependant adopter une approche plus formaliste. Elle impose l’exigence d’un séjour « effectif » du citoyen dans un autre Etat membre qui lui permettrait d’établir ou de développer une vie familiale.[10] En faisant ensuite référence aux articles de la directive 2004/38 régissant des séjours de durée différente, elle pose une présomption « d’effectivité » du séjour lorsque celui-ci dépasse 3 mois.[11] Il faut souligner que la Cour n’impose pas un critère d’une durée « minimale de séjour » à proprement dit. Si l’on analyse les points suivants, on peut remarquer que la présomption « d’effectivité » semble quasi irréfragable lorsque le citoyen européen et le membre de sa famille ont acquis un droit de séjour permanent dans l’Etat membre d’accueil.[12] En revanche, lorsque la durée du séjour est comprise entre 3 mois et 5 ans, il faudrait toutefois apporter la preuve d’un effet dissuasif sur le citoyen européen quant à l’exercice de sa liberté de circulation suite au refus d’octroi d’un droit de séjour aux membres de sa famille.[13]
L’attribution d’un tel droit de séjour au profit des membres de la famille des citoyens « passifs » est de plus encadrée par l’exception de l’abus de droit que la Cour introduit dans cet arrêt.[14] Il s’en suit que les Etats membres peuvent refuser d’accorder un droit de séjour au profit des ressortissants d’Etats tiers, membre de la famille de leurs nationaux, alors même que les conditions susvisées sembleraient réunies. Jusqu’à présent, la Cour a explicitement reconnu que les mariages de complaisance sont constitutifs d’un tel abus.[15]
Conclusion
Pour reprendre les propos de M. le Juge Koen Lenaerts, vice-président de la Cour, celle-ci ne saurait rendre des arrêts de principe. Chaque arrêt serait étroitement lié aux faits de l’espèce. Dès lors, une jurisprudence cohérente et continue ne pourrait être établie que par une multitude d’arrêts qui s’articulant dans un ensemble cohérent.[16]
On comprend dès lors pourquoi la tâche de la Cour s’apparente au défit devant lequel se trouve le joueur de Tetris : les arrêts C-456/12 et C-457/12 représentent les blocs manquants dans leur ligne de jurisprudence. Le plus important d’entre eux est, sans doute, celui qui dissocie l’attribution d’un droit de séjour dérivé aux membres de la famille d’un citoyen européen de l’exercice d’une activité professionnelle. Même si d’autres zones grises subsistent, on ne peut qu’espérer que d’autres arrêts viendront combler ces lacunes. Or, tout comme dans un jeu de Tetris, ce n’est qu’une fois la ligne remplie, que l’on peut passer à la suivante.
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[1] Master Droit de l’Union Européenne, Université de Paris II – Panthéon-Assas (Paris, France) ; LLM Collège d’Europe (Bruges, Belgique) ; rostislav.varbanov@coleurope.eu.
[2] « Les blocs de jurisprudence », Brunessen Bertrand, RTD Eur. 2012 p. 741.
[3] CJCE, 7 juillet 1992 Singh, aff. C-370/90, Rec., page I-4265.
[4] CJCE, 11 décembre 2007 Eind, aff. C-291/05, Rec., page I-10719.
[5] CJUE 12 mars 2014, aff. C-456/12 О и В, non encore publiée au Recueil ; pt. 39
[6] CJCE, 7 juillet 1992 Singh, supra, note 3, pt. 19.
[7] Conclusions de l’avocat général Sharpston du 12 décembre 2013 dans les affaire C-456/12 et C-457/12, pt. 131
[8] CJCE 11 juillet 2002, Carpenter, aff. C-60/00, Rec., page I-6279.
[9] Conclusions de l’Avocat général Sharpston du 30 septembre 2010 dans l’affaire C‑34/09 Ruiz Zambrano du 8 mars 2011 г. ,Rec., page I‑1177, pt. 136.
[10]CJUE 12 mars 2014, aff. C-456/12, supra, note 5, pt. 54.
[11] CJUE 12 mars 2014, aff. C-456/12, supra, note 5, pt. 52.
[12] CJUE 12 mars 2014, aff. C-456/12, supra, note 5, pt. 55.
[13] CJUE 12 mars 2014, aff. C-456/12, supra, note 5, pts. 53 et 54.
[14] CJUE 12 mars 2014, aff. C-456/12, supra, note 5, pt. 58.
[15] CJCE 23 septembre 2003, Akrich, aff. C‑109/01, Rec., page I‑9607, pt.57.
[16] Intervention de M le juge Koen Lenaerts devant les étudiants du Programme LLM du Collège d’Europe, Luxembourg, le 5 février 2014.
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