CJUE, 28 novembre 2019, DK, C-653/19 PPU //
Maria Fartunova-Michel, Maître de conférences en droit public, Université de Lorraine,
Membre du Laboratoire IRENEE (EA-7303)
Résumé :
Dans l’arrêt DK, la Cour de justice a été à nouveau saisie par le Spezializiran nakazatel sad pour se prononcer sur l’application de la directive (UE) 2016/343 aux conditions d’adoption d’une décision de détention provisoire. Plus particulièrement, dans cette espèce, la juridiction nationale cherchait à savoir si l’exigence législative nationale selon laquelle l’accusé devait apporter un changement de circonstances pour obtenir sa remise en liberté était compatible avec la présomption d’innocence. Si la Cour de justice juge que la directive ne régit pas les conditions procédurales de ce type de décision, elle n’hésite pas à reconnaître la présomption d’innocence comme un droit subjectif garanti par le droit de l’Union européenne. Toutefois, elle refuse d’en étendre les implications procédurales sur le régime de preuve pour les décisions de détention provisoire au lieu et place du législateur de l’Union.
Abstract :
The Court of Justice was again seized by the Spezializiran nakazatel in order to interpret the Directive (EU) 2016/343 in the light of national conditions for the adoption of a pre-trial detention decision. More specifically, in this case, the national court asked the Court if the national law which requires a change in circumstances as a condition for granting the defence’s application for the release of the accused person from detention, was consistent with Article 6 of the Directive and Articles 6 and 47 of the Charter. If the court ruled that the European Union law did not apply to that national procedural rules, it recognized that the presumption of innocence is a fundamental right guaranteed by the Directive and have to be taken into account in proceeding of pre-trial decision.
L’action normative de l’Union européenne en matière pénale a toujours suscité de vifs émois en raison non seulement du titre l’autorisant, mais aussi de son étendue[1]. L’entrée en vigueur du traité de Lisbonne leva certains obstacles quant à son exercice. Mais cette intervention, pour possible qu’elle soit, demeure encore spécifique et, parfois, limitée et ce, dans l’objectif de ne pas remettre en cause la compétence nationale de principe pour décider des règles de procédure pénale au niveau national. L’articulation entre le droit procédural pénal et les actes de droit dérivé adoptés par le législateur de l’Union reste des plus délicates d’autant plus que, désormais, la Charte des droits fondamentaux contient aussi de prescriptions relevant du domaine pénal[2]. Leur portée est renforcée par l’interprétation de la Cour de justice qui les relie à « l’Etat de droit, valeur première de l’Union »[3], comme en témoigne récemment sa position relative au principe de légalité pénale, et aux conditions de détention pouvant potentiellement être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux pouvant tenir en échec l’exécution d’un mandat d’arrêt[4].
Cette façon a priori conciliatrice de présenter les rapports entre le droit de l’Union et le droit pénal national sous l’auspice des grands principes du droit pénal ne doit pas cacher la tension originaire dans ce domaine au titre de la souveraineté nationale qui se concrétise dans des revendications identitaires des Etats membres[5]. De la sorte, il est parfois compréhensible que la Cour de justice se mette en retrait lorsqu’il est question essentiellement, non pas de la coopération judiciaire pénale ni de la protection pénale des intérêts financiers de l’Union[6], mais des règles procédurales pénales nationales en vue de déterminer la culpabilité d’une personne accusée d’un crime et, partant, son maintien en détention provisoire pour les besoins du procès. Dans ce domaine, l’intervention du législateur étant a minima, la Cour de justice adopte une position plus retenue même au regard des principes fondamentaux de l’action pénale et du procès pénal pleinement garantis par la Charte des droits fondamentaux.
L’arrêt DK s’inscrit dans cette tendance jurisprudentielle puisqu’il traite du principe fondamental et ses implications procédurales : celui de la présomption d’innocence et de son respect dans les procédures pénales nationales. En effet, saisie à titre préjudiciel par Spetsializiran nakazatel sad, la Cour de justice devait se prononcer sur l’interprétation de la directive (UE) 2016/343, du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales[7]. Cette saisine préjudicielle a été formulée dans le cadre d’une procédure pénale à l’encontre du requérant accusé d’appartenir à un groupe criminel et soupçonné d’avoir commis un assassinat. Face à ces accusations, le prévenu fut placé en détention provisoire à l’encontre de laquelle il avait formulé plusieurs demandes de remise en liberté. Ces demandes furent rejetées au motif que les arguments à leur appui n’étaient pas suffisamment convaincants et ne répondaient pas aux exigences probatoires fixées par le dispositif pénal national.
Saisie au fond de l’affaire et devant se prononcer sur une nouvelle demande de remise en liberté formulée par l’intéressé, la juridiction bulgare s’interrogeait sur le point de savoir si l’article 270 du Code de procédure pénale bulgare était compatible avec l’article 6 de la directive (UE) 2016/343 qui pose le principe selon lequel, dans de telles procédures pénales, l’accusation devait supporter la charge de la preuve de la culpabilité. Or, la disposition législative nationale exige qu’une nouvelle demande de remise en liberté ne peut être introduite que si des circonstances ont changé. Pour la juridiction nationale, la disposition législative opère alors un renversement de la charge de la preuve qui incombe à la personne intéressée de démontrer un changement de circonstances pour contester le maintien en détention provisoire et, partant, entre en contradiction avec le principe de présomption d’innocence que la directive met en œuvre partiellement. Dans ce contexte, la juridiction nationale spécialisée sursit à statuer et adressa à la Cour de justice une question préjudicielle par laquelle elle cherchait à savoir si l’article 6 de la directive, relatif à la charge de la preuve devant la juridiction pénale nationale devant se prononcer sur la culpabilité, s’appliquait aux règles probatoires nationales pour l’adoption et le renouvellement d’une décision de maintien en détention. Elle interrogeait aussi la Cour de justice sur la compatibilité des règles procédurales pénales avec les articles 6 et 47 de la Charte des droits fondamentaux consacrant au niveau de l’Union les principes fondamentaux de la légalité d’une privation de liberté et du droit à un procès équitable. Par ailleurs, la juridiction nationale sollicitait le bénéfice de la procédure préjudicielle d’urgence, conformément à l’article 107 du règlement de procédure de la Cour.
Dans son arrêt DK, si la Cour de justice fit droit à la demande portant sur la procédure préjudicielle d’urgence, elle se montra plus réservée au fond. En effet, elle jugea que ni l’article 6 de la directive ni la Charte des droits fondamentaux trouvaient à s’appliquer aux règles procédurales nationales conduisant à l’adoption d’une décision de maintien en détention. La Cour de justice confirme ainsi sa position jurisprudentielle consistant à adopter une interprétation stricte du champ d’application de l’article 6 dans la mesure où celui-ci vise expressément la charge de la preuve au cours de la phase sentencielle de la procédure pénale. Elle refuse d’étendre l’exigence probatoire posée par l’article 6 de la directive aux décisions de nature procédurale qui précèdent le jugement au fond qui tranche la question sur la culpabilité.
Pour justifier cette solution, la Cour de justice adopte une méthode d’interprétation littérale et stricte de la directive (UE) 2016/343 qui peut dérouter tant la question de la détention provisoire au sein des ordres juridiques nationaux devient de plus en plus omniprésente dans la sphère du droit de l’Union européenne[8]. La Cour de justice doit alors composer non seulement avec la particularité des actes adoptés par le législateur de l’Union européenne dans le domaine pénal, mais aussi avec la singularité nationale relative aux mesures de privation de liberté en amont d’une condamnation pénale au fond.
Cette méthode d’interprétation littérale et stricte présente néanmoins deux avantages. Tout d’abord, elle conduit paradoxalement à préserver la relation particulière avec la juridiction de renvoi dans le cadre du renvoi préjudiciel. Il est aisé de constater que la Cour de justice a pu interpréter la directive (UE) 2016/343 grâce aux saisines préjudicielles du Spetzializiran Nakazatel sad, particulièrement attentif aux prérogatives que lui confère l’article 267, paragraphe 3, du traité FUE[9], depuis sa mise en place. De même, la Cour de justice a accueilli favorablement la saisine préjudicielle, malgré le recours à l’ordonnance[10] à deux reprises, formalité procédurale prévue dans le règlement de procédure de la Cour de justice dans une telle hypothèse. Ces saisines préjudicielles répétées de la part de la juridiction spécialisée bulgare révèlent non seulement l’état discutable du droit national relatif à la détention provisoire, mais aussi l’importance que prend désormais ce type de procédure pour l’espace pénal européen.
C’est pour cela, ensuite, l’interprétation stricte et littérale adoptée par la Cour de justice lui permet à la fois de se prononcer sur la place de la présomption d’innocence dans l’espace pénal européen tout en ménageant la particularité pénale nationale. En l’espèce, ce self-restraint ne l’empêche pas à prendre position sur la signification de la présomption d’innocence au sens de la directive (UE) 2016/343 (I). En revanche, il lui permet de ne pas en étendre la portée dans ses implications procédurales probatoires pour l’adoption d’une mesure de détention provisoire au lieu et place du législateur de l’Union (II).
I. La signification de la présomption d’innocence au sens de la directive 2016
Il est désormais unanimement admis que l’expression « présomption d’innocence » est ambivalente en ce sens où elle recouvre deux situations différentes[11]. Selon une première approche, entendue de manière stricte, la présomption d’innocence est une règle probatoire dans la mesure où elle fait peser la charge de la preuve sur les autorités nationales investies du pouvoir punitif pour démontrer la culpabilité d’une personne. Selon la seconde approche, plus dynamique et contemporaine, la présomption d’innocence est un droit subjectif et, par conséquent, ne s’analyse plus en une règle déterminant la charge de la preuve, mais comme impliquant des garanties procédurales afin de protéger l’individu visé par une action pénale jusqu’à une décision judiciaire statuant définitivement sur sa culpabilité. En l’espèce, la Cour de justice se prononce en faveur de cette seconde signification de la présomption d’innocence au regard de directive (UE) 2016/343 (A) qui met en œuvre des garanties visant à protéger la personne accusée même au moment de sa détention provisoire, décision procédurale préliminaire (B).
A. La présomption d’innocence, un droit subjectif au sens de la directive (UE) 2016/343
Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la présomption d’innocence est expressément visée à l’article 48 de la Charte des droits fondamentaux. Aux termes du paragraphe 1er de cet article, « tout accusé est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». La formulation est claire. Il s’agit d’assurer à la personne visée qu’elle ne sera pas présentée comme coupable tant qu’une décision judiciaire ne l’aurait pas décidé. L’article 48 de la Charte des droits fondamentaux garantit ainsi un droit subjectif à être présumé innocent jusqu’à ce que le contraire soit établi. Il offre ainsi une protection à tout individu concerné par une action pénale.
La directive (UE) 2016/343 met en œuvre une telle protection. Son article 2 précise son champ d’application personnel et matériel. La présomption d’innocence doit être garantie à toutes les « personnes physiques qui sont des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales. Elle s’applique à tous les stades de la procédure pénale, à partir du moment où une personne est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale ou une infraction pénale alléguée, ou est poursuivie à ce titre, jusqu’à ce que la décision finale visant à déterminer si cette personne a commis l’infraction pénale concernée soit devenue définitive ». De plus, l’article 3 de la directive réitère cette signification car il formule à l’égard des Etats une obligation d’assurer « que les suspects et les personnes poursuivies soient présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie ».
En l’espèce, se fondant sur l’article 2 et l’article 3 de la directive, la Cour de justice consolide l’interprétation de la présomption d’innocence en tant que droit subjectif qui trouve à s’appliquer à toute décision prise dans le cadre de l’action pénale engagée, fût-elle de nature procédurale et préliminaire. La conséquence en est double. Tout d’abord, cette signification de la présomption d’innocence permet à la Cour de justice de considérer que la question préjudicielle relève du champ d’application de la directive et, par conséquent, qu’elle est recevable et justifie sa compétence préjudicielle. Ensuite, la Cour de justice admet que la protection de la présomption d’innocence, en tant que droit subjectif et fondamental, doit être assurée même au moment de l’adoption d’une décision préliminaire de placement en détention provisoire.
Cette obligation de protection est à destination des autorités nationales investies du pouvoir punitif même au moment de la détention provisoire.
B. L’obligation de protection de la présomption d’innocence pesant sur les autorités nationales au moment de la détention provisoire
La portée de l’obligation de sauvegarder la présomption d’innocence à l’égard des autorités nationales chargées de l’action pénale se mesure à l’égard des contraintes procédurales qu’elles sont tenues de respecter. En effet, si la directive (UE) 2016/343 leur accorde une large latitude en renvoyant au droit national procédural, elle les oblige à un devoir de réserve et de neutralité dans la façon dont elles vont traiter la personne accusée. Ainsi, l’article 4 de la directive se réfère aux déclarations publiques et/ou décisions judiciaires, autres que celles statuant sur la culpabilité, des autorités nationales qui ne doivent pas présenter « un suspect ou une personne poursuivie comme étant coupable aussi longtemps que sa culpabilité n’a pas été légalement établie ».
Se fondant sur cet article, la Cour de justice avait déjà jugé que la légalité d’une décision de placement ou de maintien en détention pouvait être examinée à l’aune de ce devoir de réserve, quand bien même la directive (UE) 2016/343 ne conditionnait pas l’adoption d’une telle décision[12]. Autrement dit, la légalité d’une décision provisoire pourrait être contestée dès lors que celle-ci présente la personne concernée comme coupable, alors que l’on est en présence d’une décision procédurale préliminaire[13].
Cette position de la Cour de justice est en cohérence avec sa jurisprudence relative à l’application de la présomption d’innocence aux procédures administratives en matière de concurrence ou en matière d’enquête administratives menées par les agents de l’Union. Le lien peut alors être établi avec l’obligation de confidentialité des informations[14] en leur possession et le secret d’instruction. Dans ce domaine, cette obligation de confidentialité a été même étendue à la procédure de transmission des informations aux autorités et juridictions nationales[15]. C’est à l’occasion des résultats des enquêtes menées par l’OLAF que son régime a été précisé[16]. Le juge de l’Union a clairement affirmé que l’obligation de confidentialité était une garantie reconnue aux intéressés lors de la transmission des résultats des enquêtes en raison du caractère spécifique de ces dernières. Ces enquêtes peuvent aboutir devant les autorités et juridictions nationales à des poursuites pénales. Toute fuite d’information peut potentiellement porter atteinte à la présomption d’innocence ou aux droits de la défense.
Il faut, néanmoins préciser que l’obligation de neutralité et de confidentialité, qui pèse sur les autorités et les juridictions nationales au titre de la présomption d’innocence, ne porte pas atteinte à la marge d’appréciation du contenu de ces éléments informatifs pour décider de l’opportunité de placement ou de maintien en détention provisoire. Ainsi, se fondant sur le considérant 16, quatrième phrase et l’article 4, paragraphe 1er, seconde phrase de la directive, la Cour de justice avait déjà juge qu’une telle décision peut résulter des éléments de preuve présentés à charge dès lors qu’« il existe des raisons plausibles permettant de soupçonner qu’une personne ait commis les actes qui lui sont reprochés »[17].
Pour la Cour de justice, une telle décision ne présente pas nécessairement la personne concernée « comme coupable des faits reprochés »[18], mais est nécessaire pour la bonne conduite du procès[19]. Partant, la Cour de justice juge que la directive ne s’applique pas aux exigences de preuve ainsi qu’aux règles de preuve qui conditionnent l’adoption d’une décision de détention provisoire et, par là-même, la Cour de justice limite les implications procédurales, dans la procédure pénale nationale, de la présomption d’innocence telle qu’elle est définie par la directive.
II. Les implications limitées de la présomption d’innocence sur les règles probatoires nationales conditionnant l’adoption d’une décision de détention provisoire
Se contenant de vérifier au titre de la présomption d’innocence si la détention provisoire présente ou non l’intéressé comme coupable, la Cour de justice confirme qu’une telle décision est une décision procédurale préliminaire dont le régime probatoire relève, en l’état du droit de l’Union européenne, du droit national (A). Cette solution révèle néanmoins le refus de la Cour de justice de s’immiscer dans l’office des juridictions nationales chargées de l’action pénale, notamment en ce qui concerne leur marge d’appréciation en matière de preuves (B).
A. La détermination du régime probatoire de la détention provisoire par le droit national
En l’espèce, la Cour de justice confirme sa position antérieure selon laquelle la décision de placer ou maintenir en détention provisoire est une décision préliminaire procédurale et, en tant que telle, ne relève pas du champ d’application de la directive. La Cour de justice se fonde, tout d’abord, sur l’objet et la finalité de la directive elle-même pour en déduire, ensuite, l’inapplicabilité de l’article 6 de la directive qui fixe la charge de la preuve au titre de la présomption d’innocence dans la phase sentencielle de l’action pénale.
En ce qui concerne l’objet et la finalité de la directive, la Cour de justice rappelle que celle-ci est adoptée sur le fondement de l’article 82, paragraphe 2, point b) du traité FUE. Cet article autorise le Parlement et le Conseil par la voie de directive à fixer des « règles minimales » relatives à la procédure pénale qui « n’empêch[en] pas les États membres de maintenir ou d’instituer un niveau de protection plus élevé ». Mais « ces règles minimales » découlant de la directive façonnent de manière particulière la notion de rapprochement des législations pénales nationales. Celui-ci n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour rendre opératoire le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires pénales et leur circulation dans l’espace judiciaire européen. En ce sens, la directive (UE) opère un rapprochement a minima des législations nationales en fixant les grands principes de la présomption d’innocence dans les procédures judiciaires pénales. De plus, cet objectif spécifique inhérent à l’espace pénal européen, explique l’intervention parcellaire du législateur de l’Union, ce dernier n’intervenant que pour mettre en œuvre certains aspects de la présomption d’innocence. La conséquence en est que la directive ne peut recevoir qu’une interprétation stricte qui empêche de conférer une portée large à la présomption d’innocence, notamment fixant « l’ensemble des conditions d’adoption d’une décision de détention provisoire »[20].
C’est ainsi aussi qu’il faut comprendre la position de la Cour de justice lorsqu’ensuite, elle confirme sa position selon laquelle la règle probatoire posée par l’article 6 ne trouve pas à s’appliquer à l’adoption d’une décision de détention préalable. Cette inapplicabilité est également justifiée par la nature procédurale préliminaire même de cette décision. Comme le rappelle la Cour de justice au point 33 de l’arrêt, « une décision judiciaire ayant pour seul objet l’éventuel maintien d’une personne poursuivie en détention provisoire vise uniquement à trancher la question de savoir si cette personne doit ou non être remise en liberté, au regard de l’ensemble des circonstances pertinentes, sans déterminer si ladite personne est coupable de l’infraction qui lui est reprochée ». Pour la Cour de justice, la présomption d’innocence est préservée dans le cadre d’une telle décision par l’encadrement des déclarations publiques des autorités nationales sur le fondement de l’article 4 de la directive.
L’inapplicabilité de l’article 6 de la directive à la charge de la preuve entraîne deux conséquences. Tout d’abord, la Cour de justice reconnaît la compétence de principe des Etats membres pour déterminer les règles de preuve en la matière. Ainsi, le droit de l’Union européenne n’empêche pas les Etats membres, s’ils l’estiment nécessaire, de mettre en place un système probatoire exigeant un changement de circonstance pour la mise en liberté. Ensuite, s’agissant d’une décision relevant essentiellement du droit national, la Cour de justice justifie l’inapplicabilité de la Charte des droits fondamentaux, notamment les prescriptions de l’article 47 relatif au droit à un procès juste et équitable.
Si l’on peut comprendre la position de la Cour de justice et sa justification rigoureuse au regard de la compétence nationale de principe, l’on peut regretter son laconisme exagéré. En effet, si les exigences d’un procès juste et équitable ne trouvent pas à s’appliquer pleinement à l’adoption d’une décision de détention provisoire, il n’en demeure pas moins que celles de l’article 6 de la Charte peuvent l’être. Ainsi, comme le souligne à juste titre l’Avocat général et analysant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur cette question, la conventionnalité du maintien en détention provisoire peut être contestée, y compris lorsqu’il s’agit de la charge de la preuve sur le fondement de l’article 5 de la Convention. Toutefois, pour la Cour européenne des droits de l’homme, un renversement de la charge de la preuve ne conduit pas systématiquement à un constat d’inconventionnalité du dispositif procédural national[21]. Comme le remarque à juste titre l’Avocat général dans ses conclusions, « pour autant, il résulte de la jurisprudence de la Cour EDH que le déplacement de la charge de la preuve de l’accusation à la défense prête certes le flanc à la critique de la part de cette dernière, mais ne constitue pas pour autant un motif autonome, suffisant et automatique pour conclure à la violation de l’article 5, paragraphe 3, de la CEDH, une telle violation étant toujours constatée au terme d’une analyse in concreto de toutes les circonstances de chaque cas d’espèce. L’assertion relative à la charge de la preuve dans la jurisprudence de la Cour EDH se fait beaucoup plus précise lorsqu’il s’agit d’examiner une situation à la lumière de l’article 6, paragraphe 2 de la CEDH, la Cour EDH ayant d’ailleurs jugé, que dans le domaine pénal, le problème de l’administration des preuves doit être envisagé à la lumière de cette disposition »[22].
En l’espèce, la Cour de justice aurait pu s’appuyer sur cette position de la Cour européenne des droits de l’homme pour étayer sa position, d’autant plus que la juridiction nationale se référait à la jurisprudence de la Cour européenne[23]. Sans doute n’a-t-elle pas voulu s’aventurer sur le terrain des rapports de systèmes dans un domaine où la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme est moins contestée[24] ou bien a-t-elle voulu respecter l’office des juridictions pénale nationales.
B. Le refus de s’immiscer dans l’office des juridictions pénales nationales pour l’adoption d’une décision de détention provisoire
Ce qui frappe, en l’espèce, est la retenue de la Cour de justice en ce qui concerne l’office du juge national pénal. Le point 30 de l’arrêt est particulièrement illustratif de cette situation car la Cour précise que « le degré de conviction que la juridiction appelée à adopter une telle décision doit posséder concernant l’auteur de l’infraction, les modalités d’examen des différents éléments de preuve et l’étendue de la motivation que cette juridiction est tenue de fournir en réponse aux arguments présentés devant elle ne sont pas régis par la directive (UE) 2016/343 et relèvent du seul droit national ».
Ce postulat de principe est en cohérence avec la particularité de la preuve pénale, marquée souvent par un choix de modèle de justice pénale et de système probatoire. À cet égard, « le choix d’un système de preuve (…) n’est jamais le fruit du hasard »[25]. Ce choix repose sur une prise de position au regard du droit de la preuve qui déterminera si l’on est en présence d’un système de preuve légale ou morale[26], mais aussi au regard de la place du juge dans l’action pénale.
Si le droit de l’Union européenne à l’instar de la Convention européenne des droits de l’homme ne s’immisce pas dans l’office du juge pénal national, il n’en demeure pas moins qu’une mauvaise appréciation des preuves peut porter atteinte à la présomption d’innocence. Comme le remarque Clara Tournier dans sa thèse, « il demeure évident qu’une mauvaise appréciation des preuves se répercute sur la formation de l’intime conviction du juge »[27], non seulement en ce qui concerne la culpabilité de l’accusé, mais aussi sur la pertinence de le maintenir en détention provisoire. Partant, une telle décision peut porter atteinte aux droits fondamentaux, non seulement au titre de la privation de liberté, mais aussi au titre des droits procéduraux.
Dans ce contexte, l’interprétation stricte de la Cour de justice en l’espèce contraste fortement avec la position de la Cour européenne des droits de l’homme qui, a tenté, de remédier à cette situation par l’exigence formelle de motivation tant pour les décisions au fond[28] que pour les décisions procédurales préliminaires. Mais elle est en cohérence avec le rôle reconnu aux juridictions nationales. Ainsi, la Cour de justice, dans le contexte de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen, avait jugé qu’elles disposaient d’une marge d’appréciation pour le maintien de la personne visée par un mandat d’arrêt en détention. Elle avait ainsi considéré qu’à l’expiration du délai fixé par la décision-cadre, le juge national n’était plus tenu de prolonger la détention le temps qu’une décision sur l’exécution du mandat d’arrêt soit prise. Le juge national retrouve donc sa liberté d’appréciation non seulement sur l’opportunité d’une mesure de détention, mais aussi sur sa conciliation avec les droits fondamentaux de la personne concernée par le mandat d’arrêt[29]. De même, elle a également autorisé les juridictions nationales à refuser l’exécution d’un mandat d’arrêt lorsque les conditions de détention, qu’elle soit provisoire ou non, pouvaient s’analyser en un traitement inhumain et dégradant[30]. Elle est même allée plus loin en leur accordant une prérogative importante pour s’informer de la situation carcérale dans l’Etat membre à l’origine du mandat d’arrêt et en leur précisant la nature des éléments concrets à prendre en considération[31].
La position de la Cour de justice dans le cadre du mandat d’arrêt concilie à la fois les prérogatives des juridictions nationales pénales et la façon dont elle conçoit l’exécution d’un mandat d’arrêt dans une « Union de droit »[32]. Cette position est rendue possible par l’existence d’un acte de droit dérivé qui déclenche l’application de la Charte des droits fondamentaux. Or, même dans ce domaine, la Cour de justice ne se prononce pas sur la légalité même de la décision de placement ou de maintien en détention provisoire. Seules ses conditions d’exécution sont susceptibles d’être appréhendées par la Charte des droits fondamentaux, son régime procédural relevant, en l’état actuel du droit de l’Union européenne, du seul droit national.
[1] Pour une présentation générale de cette question, V. P. Simon, La compétence d’incrimination de l’Union européenne, Bruxelles Bruylant, coll. Droit de l’Union européenne-thèses, 2018, 559 p.
[2] L. Serena Rossi, « Droits fondamentaux, primauté et autonomie : la mise en balance entre les principes ‘constitutionnels’ de l’Union européenne », RTDE, 2019, p. 67.
[3] CJUE, 17 janvier 2019, Petar Dzivev et autres, aff. C-310/16, EU:C:2019:30. V. notre étude, « La Charte des droits fondamentaux et effectivité de la protection des intérêts financiers de l’Union : la Cour joue la carte du principe de légalité pénale (CJUE, 17 janvier 2019, Petar Dzivev et autres, aff. C-310/16, EU:C:2019:30) », RAE, 2019, p. 185-198.
[4] CJUE, gde ch., 15 octobre 2019, Doborantu, aff. C-128/18 : ECLI:EU:C:2019:857. Voir sur ce point, notre étude : « La fonction juridictionnelle et le mandat d’arrêt européen : la contribution des juges à la construction d’une Union de droit ? », RDUE, 2020.
[5] E. Dubout, « La primauté du droit de l’Union et le passage au pluralisme constitutionnel. Réflexion autour de l’arrêt MAS et MB », RTDE, 2018, p. 563 et s.
[6] CJUE, gde ch., 8 septembre 2017, Taricco, aff. C-105/14 : ECLI:EU:C:2015:555 ; CJUE, gde ch., 5 juin 2018, Kolev, aff. C-612/15 : ECLI:EU:C:2018:392 ; CJUE, gde ch., 5 décembre 2017, MAS et MB, aff. C-42/17 : ECLI:EU:C:2017:936.
[7] JOUE n° L 65, du 11 mars 2016, p. 1.
[8] Voir points 15 à 23 des conclusions de l’Avocat général Pitruzzela, présentées le 19 novembre 2019.
[9] CJUE, 27 octobre 2016, Milev, aff. C-439/16 PPU : ECLI:EU:C:2016:818 ; CJUE, 19 septembre 2018, Milev, aff. C-310/18 PPU : ECLI:EU:C:2018:732 ; CJUE, ord., 12 février 2019, RH, aff. C-8/19 PPU : ECLI:EU:C:2019:110 ; CJUE, 5 septembre 2019, AH. e.a, aff. C-377/18 : ECLI:EU:C:2019:670 ; CJUE, ord., 24 septembre 2019, QR, aff. C-467/19 PPU : ECLI:EU:C:2019:776 ; CJUE, 13 février 2020, TX et UW, aff. C-688/18 : ECLI:EU:C:2020:94
[10] CJUE, ord., 12 février 2019, RH, aff. C-8/19 PPU, préc., spéc. points 30 à 48.
[11] C. Ambroise-Castérot, « Présomption d’innocence », Rép. Droit pénal et de procédure pénale, Dalloz, 2019, spéc. n° 1° et s.
[12] CJUE, 19 septembre 2018, Milev, aff. C-310/18 PPU, arr. préc., spéc. points 48 et 49.
[13] V. point 29 de l’arrêt.
[14] CJCE, 7 novembre 1985, Stanley George Adams c. Commission, aff. 145/83, spec. point 34. Pour une analyse, V. J. Mauro, « Une ténébreuse affaire », Gaz. pal., 1986, II somm. pp. 19-20.
[15] Pour une illustration de l’obligation de confidentialité des informations de service, lors de la collaboration de la Commission avec les autorités de police nationales, qui sont a priori étrangères à l’enquête nationale. V. CJCE, 5 octobre 1988, Richard Hamill c. Commission, aff. 180/87, Rec. p. 6141.
[16] TPICE, 8 juillet 2008, Yves Franchet et Daniel Byk c. Commission, aff. T-48/05.
[17] CJUE, ord., 12 février 2019, RH, aff. C-8/19 PPU, préc., spéc. point 57.
[18] Ibid., spéc. point 57.
[19] Point 35 de l’arrêt commenté.
[20] Point 28 de l’arrêt. V. aussi, CJUE, 19 septembre 2018, Milev, aff. C-310/18, arr. préc., spéc. pont 47; CJUE, ord., 12 février 2019, RH, aff. C-8/19 PPU, préc., spéc. point 59.
[21] V. sur ce point, CEDH, 24 mars 2016, Zherebin c. Russie ; pour un contre exemple, v. CEDH, 27 août 2019, Magnitskiuy e.a. c. Russie.
[22] Points 45 et 46 des conclusions.
[23] Point 17 de l’arrêt.
[24] V. points 21 et 22 des conclusions.
[25] É. Fongaro, La loi applicable à la preuve en droit international privé, thèse, Paris, coll. Bibliothèque de droit privé, LGDJ, 2004, p. 3. Sur ce point, nous renvoyons à notre étude. M. Fartunova, La preuve dans le droit de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, coll. Droit de l’Union européenne-thèses, vol. 36, 2013.
[26] G. Goubeaux, Ph. Bihr, « Preuve », Rép. civ., Dalloz, n° 18.
[27] C. Tournier, L’intime conviction du juge, thèse, PUAM, 2003, p. 22 et 23.
[28] V. pour la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en ce qui concerne la motivation des décisions des juridictions d’accises, Cour EDH, 13 janvier 2009, Taxquet c. Belgique ; Cour EDH, gd. ch., 16 novembre 2010, Taxquet c. Belgique ; pour la position des juridictions françaises, Cass. Crim., 14 octobre 2009, pourvoi n° 08-86480 ; CC, 1er avril 2011, déc. n° 2011-113/115 QPC [Motivation des décisions des Cours d’assises] ; C. Guéry, doyen des juges d’instruction à Nice, « Peut-on motiver l’intime conviction ? », JCP ed. G, 2011, ét. n° 28
[29] CJUE, 16 juillet 2015, Lanigan, C‑237/15 PPU, EU:C:2015:474, spéc. point 55.
[30] CJUE, gde ch., 5 avril 2016, Aranyosi et Cardaru, aff. jtes C-404/15 et C-659/15 PPU : ECLI:EU:C:2016:198.
[31] CJUE, gde ch., 15 octobre 2019, Doborantu, aff. C-128/18, préc.
[32] V. notre étude « La fonction juridictionnelle et le mandat d’arrêt européen : la contribution des juges à la construction d’une Union de droit ? », RDUE, 2020.